Robert McLiam Wilson“Prix Nobel de la haine” – Robert McLiam Wilson – Libération – 17 januari 2014

Deux faits dans l’actualité française font actuellement grand bruit à l’étranger. Votre président se tape une actrice et ça fait un gros scandale. Mais ce n’est pas ça qui nous plaît. Nous, c’est le scooter qu’on aime. Et peut-être le casque. Là, on se marre. Qu’est-ce qu’on aimerait, nous aussi, avoir un président comme ça. Imaginez des photos d’Obama et de Cameron roulant la nuit en scoot, tout en casques de guingois et turgescences mal contenues. C’est pour ça que les Français acceptent de payer tant d’impôts ? Parce que le spectacle politique est si poilant ?

L’autre élément d’actualité qui a fait tilt concerne un geste appelé «la quenelle». …


Les étrangers ne savent rien de son origine ni du comique qui prétend l’avoir inventé. Ils ne sont au courant de son existence qu’à cause de Nicolas Anelka qui l’a fait lors d’un match en Angleterre. Du coup, j’ai fait des recherches. Apparemment, il y aurait débat. Certains disent qu’il s’agit d’un geste antisystème, d’autres, antisémite. Certains ont décidé de mettre les choses au clair en se prenant en photos faisant le fameux geste devant des synagogues ou des monuments aux Juifs morts. A ce stade, je n’ai qu’une seule question : où est le débat ? Le faire sur un pont, dans un champ ou un parking est ambigu, situationnel, sans contexte évident ; en revanche, bordel, n’est-il pas possible d’admettre assez facilement que le faire devant un cimetière juif souligne indubitablement quelque chose ?

Ne vous méprenez pas. J’aime bien les antisémites. Ils sont mignons et désuets, fidèles à la calomnie ancestrale. Dans la grande lessiveuse bouillonnante de la haine humaine, l’antisémitisme est le tissu dont la couleur ne se délave jamais. Ça fait des millénaires qu’on en use et abuse. Nous tous. Les Polonais étaient un cauchemar, les Espagnols et les Français y ont goûté en leur temps, les Russes n’ont été surpassés que par les Ukrainiens et, oh oui oh oui, les Lituaniens étaient extraordinaires, au point que même les Allemands estimaient qu’ils poussaient un peu le bouchon. Pour le fin connaisseur de la haine ethnique, l’antisémitisme est le grand classique, le chef-d’œuvre absolu auquel on revient toujours. Mais attention, loin de moi, l’envie de casser le racisme. Le racisme est en train de devenir pour ainsi dire un état naturel. Il est le côté rigolo de la géopolitique. L’antisémitisme a tout pour plaire : une belle histoire, du spectacle, de l’action, du feu. Si vous êtes plutôt de gauche, vous détesterez les grands ploutocrates juifs européens et américains ainsi que l’Etat réactionnaire d’Israël ; plutôt de droite, vous enragerez contre le bolchevisme et l’internationalisme juifs ou simplement, disons, contre la judéité. Tous ceux qui ont un tant soit peu voyagé savent à quel point la haine du Juif perdure dans des endroits désormais impeccablement Judenfrei (un mot qu’il ne faut jamais traduire). Grotesque entêtement. Mais ce qui a vraiment le don de m’asticoter, c’est la fabuleuse présence d’un profond antisémitisme dans des endroits où il n’y a jamais eu beaucoup de Juifs. J’ai entendu des choses inouïes en Norvège, en Finlande et en Bosnie, des pays où la population juive ne suffirait pas à remplir un théâtre. En Irlande du Nord, où il doit rester quatre familles, mon imbécile et prolo de père m’a dit un jour que Hitler avait eu une bonne idée pour les Juifs, puis, cinq minutes plus tard, que j’avais l’air un peu juif. C’est la seule fois qu’il m’a arraché un rire. Mais le pompon, ce pour quoi l’antisémitisme mérite son prix Nobel de la haine est son absolue incapacité à susciter l’embarras.

Pensez ce que vous voulez de Pol Pot, Staline ou des Turcs en Arménie, la Shoah fut la grande éradication bureaucratique et industrialisée. Ce n’était pas aussi facile qu’on le croit, mais ils ont fait de leur mieux. Cela nous a-t-il incités à marquer une quelconque pause ? A réfléchir, gênés que nous étions ? Pour connaître la réponse, il suffit de regarder le nombre de Juifs rescapés assassinés entre 1945 et 1947. Ou celui, ahurissant, des gens qui croient au complot juif (à propos des attaques du 11 Septembre, par exemple). Sans parler des négationnistes, ces incorrigibles garnements dont j’ai pu constater au cours de mes voyages la joyeuse omniprésence. Depuis mon adolescence, je réfléchis à ce phénomène. S’agit-il d’un mécanisme pour supporter la honte, une saine incrédulité face à de telles horreurs ? Et, depuis mon adolescence, je connais la vérité comme seul un Gentil peut la connaître. Alors laissez-moi résoudre ce débat de quenelle pour vous. Arrêtons les bêtises. Il n’y a pas de débat. Quoi que vous pensez qu’il ait pu signifier, ce geste ne dit à présent qu’une seule chose. Il ne dit pas je suis cool ou jeune ou iconoclaste. Il dit : «La prochaine fois, on ne vous loupera pas.» Et franchement, si vous n’arrivez pas l’entendre, vous ne savez pas écouter.

Traduit de l’anglais par Hélène Borraz.

Cette chronique est assurée en alternance par Philippe Djian, Christine Angot, Robert McLiam Wilson et Marie Darrieussecq.

http://www.liberation.fr/societe/2014/01/17/prix-nobel-de-la-haine_973683

Wikipedia info over Robert McLiam Wilson http://en.wikipedia.org/wiki/Robert_McLiam_Wilson



Libération – foto: Robert McLiam Wilson